Pour une écologie plus sensible

Article paru dans Libération le 1er décembre 2018


Il ne faut pas compter sur la seule raison pour relever le défi environnemental.
Faisons aussi confiance à nos sens, qui nous font voir les ravages du bétonnage, et entendre le silence d’un printemps sans oiseau.

Tribune. Pour chacune et chacun, le lien avec la nature relève d’abord d’une palette étendue de perceptions, de sensations et d’émotions. La voie première des relations sensibles, qu’elles soient sensorielles et corporelles, ou d’ordre affectif et émotionnel, est pourtant absente de l’espace public. Elle y est souvent dénigrée et considérée comme un obstacle à la raison. Les émotions jouent pourtant un rôle déterminant dans toutes les prises de position et les passages à l’acte. Et les appels à la seule raison, censés les contrer, exacerbent alors des émotions négatives et infécondes que les dégradations environnementales suscitent : angoisse, colère, peur, ressentiment…

 

Déployer des trésors d’inventivité

Comment accepter ce paradoxe d’un monde social et politique moderne réduisant l’environnement à un extérieur inanimé, rationalisable et contrôlable, quand nous ressentons pourtant intimement son anima ? Et comment vivre son propre environnement sans y engager son corps, ni même reconnaître la part sensible de toute manifestation vivante ? Les êtres vivants perçoivent le monde selon leur équipement sensoriel spécifique, et selon une diversité d’expériences sensibles du monde. C’est l’une des richesses constitutives du vivant, à laquelle nous avons part.

Le monde sensible est aussi espace commun où peuvent se nouer des attachements et s’inventer des formes de cohabitation durables et heureuses entre humains et non-humains. En le rejetant ou en l’ignorant, nos sociétés demeurent plus encore désarmées face aux dégradations environnementales. Accumuler les connaissances, déployer des trésors d’inventivité et d’intelligence, multiplier les instances collectives, tout cela semble alors désespérément vain. Cette impuissance est souvent vécue comme une souffrance, tant le nouveau tarde à naître alors que déjà, l’ancien se dérobe sous nos pieds. La notion même de progrès est en crise, l’écologie rime avec les catastrophes, et les perceptions intimes de la crise environnementale ne trouvent plus d’expression dans l’espace public.

 

Plénitude du monde

Ne nous serions-nous pas trompés de posture ? Pour le dire autrement, les changements environnementaux contemporains échapperaient-ils vraiment à toute capacité de perception sensorielle ? A l’évidence pourtant, ce sont nos sens qui, à même nos corps, ouvrent l’accès aux changements de notre monde : nous percevons le silence des printemps de plus en plus vides d’oiseaux, nos yeux s’effraient de paysages bétonnés, nos gorges s’irritent de l’intrusion sournoise de particules fines, notre peau souffre de trop longues canicules… C’est aussi par la sensibilité que l’humain se reconnecte aux autres êtres vivants, qu’il retrouve en eux une convivialité réconfortante. Exercée, elle représente l’une des formes de connaissance les plus en prise avec le monde, avec lequel elle entretient un rapport d’inhérence. Quoi que nous en disions, nos sens font sens.

Nous pensons que la crise écologique se nourrit d’une crise de notre capacité à penser le sensible dans la science et la politique. Les discours et les engagements résolument rationnels, de faits désincarnés, peinent à produire des valeurs partagées, à élaborer des règles de vie communes et, au bout du compte, à induire des engagements communs. A l’inverse, une éthique moralisatrice ou une pensée empreinte d’ésotérisme ou de religieux se montrent semblablement inefficaces. La voie des seules forces de l’esprit, rationnelles ou spirituelles, reste toujours trop étroite. Elle nous met à distance et en déconnexion de notre monde, hors de sa plénitude et de la multiplicité de ses réalités.

 

Tresser des liens entre l’esprit et le corps

Il s’agit plutôt de bâtir une écologie qui suscite du désir et du commun, de construire des valeurs partagées qui, dans le domaine de l’environnement, motivent l’action individuelle et politique. Cela impose de reconnaître les liens semblerait-il inavouables du sensible et du rationnel, l’un donnant pourtant accès et intelligibilité à l’autre. L’urgence environnementale ne permet plus de les opposer. Les hybrider apparaît au contraire riche de conciliations et de retrouvailles dans un monde commun. Il est temps, selon nous, de reboucler, de construire ensemble notre avenir en nous engageant dans le tressage des liens multiples entre la raison et le sensible, entre l’esprit et le corps, ou entre les sciences et les arts. Il est temps, en somme, de retrouver la pluralité des langages et la reconnaissance des singularités sensibles, riches d’élans et d’orientations, pourtant silencieuses ou ignorées. Protéger l’environnement, c’est aussi protéger la part sensible de notre monde, à commencer par la nôtre. Une écologie féconde ne peut être qu’une écologie sensible.

 

(1) Ce texte s’inscrit dans les rencontres Sciences Friction (Espace de pensées et d’échanges sur le rapport Homme – Nature).