« Je ne doute pas, donc je ne pense pas », par André Bellon

Article du site SCIENCES CRITIQUES • 14/02/2018


 

La science ne peut retrouver son sens profond que dans la régénération du doute. Le moment du scepticisme revient en même temps que celui du pluralisme scientifique. L’ère des experts triomphants, fossoyeurs de la pensée, doit céder la place au retour d’un véritable Humanisme. L’interrogation principale posée aujourd’hui à l’Humanité est de savoir si l’Homme veut encore maîtriser son propre destin.

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 André Bellon, polytechnicien, président de l’Association pour une Constituante, auteur de « Ceci n’est pas une dictature » (Les mille et une nuits, 2011). / Crédit DR.

Dans nos mémoires, reste inscrite la phrase fameuse « Je doute, donc je pense ». 1 Accompagne-t-elle encore aujourd’hui la pensée scientifique ?

On a parfois le sentiment que la volonté légitime du scientifique d’affirmer ses connaissances n’est pas à l’aune de sa capacité de remise en cause. Le fameux « Et pourtant elle tourne » devrait pourtant trouver un écho dans une dose de « C’est parce que je pourrais dire « Non » que j’aie le droit de dire « Oui ». »

Je n’ai pas l’ambition, ni les capacités, de critiquer la science. 2 Tout au plus, je m’intéresse aux méthodes scientifiques et, surtout, à l’épistémologie des sciences. 3

De ce point de vue, une question majeure de la période que nous vivons me paraît être la suivante : peut-on séparer la science de l’utilisation qui en est faite ?

Beaucoup a été dit sur le lien entre science et technique, conduisant à l’apparition du concept de technoscience4

 

LA VOLONTÉ LÉGITIME DU SCIENTIFIQUE D’AFFIRMER SES CONNAISSANCES N’EST PAS À L’AUNE DE SA CAPACITÉ DE REMISE EN CAUSE.

En 1994, le philosophe Jean-Pierre Séris évoquait ainsi la difficulté de définir le terme : « Complexe scientifico-technique, industriel et post-industriel, qui est une réalité sociologique, économique et politique. Nous nous interrogeons sur l’opportunité du recours à ce terme […]. L’opposition grecque entre une épistémè contemplative, désintéressée, et unetechnè utilitaire, active, débrouillarde et pratique, ne nous parle plus. C’est un fait. »

Dit en d’autres termes, on peut se demander si le chercheur peut s’abstraire des conditions sociales ou économiques, voire politiciennes. Dans le cas contraire, le doute que nous évoquions est-il encore de caractère scientifique ?

Est-il utile, en effet, de rappeler l’importance du débat sur la méthode scientifique, quelques étapes marquées par Claude Bernard et la démarche expérimentale, ou Karl Popper et la méthode critique ? Le fait d’émettre des hypothèses ne conduit-il pas à des tautologies, la réponse découlant souvent de la question ? Ne doit-on pas, avant tout, être sceptique, suivant en cela le cercle de Vienne ?

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Toutes ces interrogations ont rythmé la pensée et la recherche scientifiques de la deuxième moitié du XIXème siècle et de la première moitié du XXème siècle.

PEUT-ON SÉPARER LA SCIENCE DE L’UTILISATION QUI EN EST FAITE ?

Mais, depuis lors, la science et la technique se sont largement épousées et il est permis de se demander si les moyens qui permettent la recherche ne sont pas trop souvent liés à la seule rentabilité des résultats souhaités. 5

Certes, cette dernière sera généralement appelée « utilité », mais qui définit l’utilité, surtout lorsque se pose la question du financement des programmes de recherche ? Du coup, les interrogations scientifiques deviennent largement terre-à-terre.

Repenser les rapports entre la recherche et l’intérêt public

Sortir de ce dilemme conduit inévitablement à repenser les rapports entre la recherche et l’intérêt public en tant que bien collectif. C’est la capacité de la recherche à se libérer des intérêts particuliers qui est posée.

La chose est particulièrement délicate en cette période. Car, si la définition de l’intérêt général a toujours posé interrogation, en particulier en matière éthique, le moment particulier que nous vivons amène plus à s’interroger sur les formes et les causes de soumission qu’à l’indépendance de la recherche.

LE MOMENT PARTICULIER QUE NOUS VIVONS AMÈNE PLUS À S’INTERROGER SUR LES FORMES ET LES CAUSES DE SOUMISSION QU’À L’INDÉPENDANCE DE LA RECHERCHE.

Soumission aux intérêts économiques, avons-nous dit. La question est de plus en plus d’actualité, les lobbies se multiplient qui influent sur les sources de financement.

Certes, la plupart des scientifiquessont sincères, mais le choix des sujets en recherche ne dépend-il pas de ces dernières ? 6 Le rôle et la place des laboratoires pharmaceutiques sont particulièrement caractéristiques de ces dérives.

La technique ne devient-elle pas alors le mode dominant de représentation des choses ? Les universités, centres de la connaissance, ne deviennent-elles pas des fabriques de métiers marquées par l’hyper-spécialisationproductiviste, sans racines ?

Les choix collectifs résultent de plus en plus de l’expertise ou de ce qu’on appelle pudiquement la « démocratie d’expertise ».

Même les milieux dits « altermondialistes » sont plongés dans cette logique, la différence étant qu’elle se veut, dans leur cas, représentative d’un intérêt mondial, s’opposant ainsi aux expertises des intérêts particuliers, tels que ceux de Monsanto7

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Mais la condamnation justifiée de certaines pratiques ne donne pas ipso facto un label de vérité à leurs opposants. Son intérêt est d’ouvrir la voie à un débat constructif.

De ce fait, la critique porte de moins en moins sur la valeur humaine de la science, mais sur son rôle, en particulier économique.

LA TECHNIQUE NE DEVIENT-ELLE PAS LE MODE DOMINANT DE REPRÉSENTATION DES CHOSES ?

C’est peut-être une des causes de l’importance prise par les théories économiques ? N’est-il pas extraordinaire de voir la place de celles-ci et, souvent, des discours comminatoires qui l’accompagnent, alors que la nature de science de l’économie est particulièrement discutable ? 8

Ainsi, des économistes tels que Finn E. Kydland et Edward C. Prescott, « prix Nobel » 9 2004, appellent à enserrer dans des règles incontournables une démocratie jugée trop soumise à l’incertitude.

De nouveaux grands inquisiteurs dénoncent les hérétiques et fulminent contre eux des anathèmes. Le livre intitulé Le négationnisme économique : et comment s’en débarrasser ? 10 dessine ainsi les bûchers modernes au nom de la science.

L’utilisation des mathématiques à haute dose aide à légitimer ces dérives en leur donnant une apparence scientifique.

Une soumission inconsciemment acceptée

Cela étant, la pression économique est-elle encore l’interrogation principale ? Plus pervers encore, la science échappe-t-elle à une pensée qui formate tout ? Ou, plus exactement, y a-t-il encore séparation entre la pensée dominante et la science ? En d’autres termes, alors qu’une pression suppose un acteur qui impose et un acteur qui subit, n’en vient-on pas aujourd’hui à une soumission inconsciemment acceptée ? 11

LA CRITIQUE PORTE DE MOINS EN MOINS SUR LA VALEUR HUMAINE DE LA SCIENCE, MAIS SUR SON RÔLE.

Ce mélange entre certitude de l’utilité et incertitude vis-à-vis de la société crée ce que Georges Canguilhemappelle une « idéologie scientifique ». 12

La science et la philosophie étaient encore unies au XVIIIème siècle dans une même sphère. Elles ont, de nos jours, tendu à se disjoindre.

Au lieu de participer à la perception des choses, la science exerce alors son action en acceptant une perception a priori des phénomènes, en conformité avec les discours dominants, ce que Claude Lefort appelle « la méconnaissance idéologique de l’idéologie ».

La chose n’est pas marginale. Elle touche bien entendu les discours et recherches sur les lois qui donnent ordre et sens à la vie humaine et qui, comme le proclame Alain Supiot 13, sont nécessairement postulées. 14L’économie en est l’exemple le plus frappant. Mais les spécialistes des lois découvertes par les sciences de la nature y échappent-ils aujourd’hui ?

Comment expliquer autrement la publication du fameux texte d’Alan Sokal15 « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique ». Comment les responsables d’une revue scientifiqueont-ils pu publier sans problèmes un texte proclamant que « l’enseignement de la science et des mathématiques […] doit être enrichi par l’incorporation des aperçus dus aux critiques féministes, homosexuelles, multiculturelles et écologiques » ? Insuffisance de lecture ou acceptation d’un discours qui courrait dans les dîners en ville ?

DE NOUVEAUX GRANDS INQUISITEURS DÉNONCENT LES HÉRÉTIQUES ET FULMINENT CONTRE EUX DES ANATHÈMES.

Peut-on encore séparer le scientifique de sa place sociale ? Pour exemple, pourquoi Cédric Villani, médaille Fields en 2010, heureux de l’identification par le CERN 16 du Boson de Higgs, en déduit-il qu’il faut s’engager encore plus en faveur d’une Europe fédérale, « celle qui réussit et qui gagne », reprenant un discours bien-pensant sur un projet d’Europe fédérale avec laquelle le CERN n’a rien à voir ?

Et que dire de tous ces scientifiques, dont de nombreux prix Nobel, qui signent des pétitions sur des sujets sans rapport avec leurs disciplines pour imposer sans débat des causes qui en mériteraient ?

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De ce fait, la science se situe dans une contradiction majeure puisque les scientifiques la veulent à l’abri des critiques vulgaires tout en se situant eux-mêmes, es qualité, dans les enjeux les plus banals.

Faut-il alors s’étonner de voir un philosophe aussi éminent que Jean-Marc Lévy-Leblond 17 poser cette question particulièrement provocatrice : « La pensée scientifique a-t-elle un avenir ? » lors des VIIèmes Rencontres « Science et Humanisme ». 18

La pensée scientifique a-t-elle un avenir ?

Il faut stopper le discours typique des dernières décennies, de ce qu’on appelle le « postmodernisme », qui critique la Raison au nom d’arguments plus ou moins fumeux, comme si, par exemple, la raison s’opposait aux passions. Ce sont des caricatures de la Raison qui servent à justifier les attaques qui lui sont portées.

Il est vrai que nombre de scientifiques justifient des programmes simplement parce qu’ils sont faisables et laissent de côté la question de savoir s’ils sont souhaitables. Mais, c’est alors la Raison elle-même qu’on abandonne. C’est la confiance dans ses capacités qu’on conteste.

CONDORCET ASSIMILAIT LES PROGRÈS DE LA RAISON HUMAINE AU DÉVELOPPEMENT DE LA LIBERTÉ ET DU BONHEUR.

Face à ces attaques, rappelons Nicolas de Condorcet qui assimilait les progrès de la Raison humaine au développement de la liberté et du bonheur. 19

La science ne peut retrouver son sens profond que dans la régénération du doute. Le moment du scepticismerevient en même temps que celui du pluralisme scientifique. 20

L’ère des experts triomphants, fossoyeurs de la pensée, doit céder la place au retour d’un véritable Humanisme21

Alors que traîne partout la question de savoir si les créations techniques peuvent dominer l’homme, sachons inverser le problème. L’interrogation principale posée aujourd’hui à l’Humanité est de savoir si l’Homme veut encore maîtriser son propre destin.

André Bellon

 


Photo de Une : Statut symbolisant le doute sur la Plaza San Martin à Buenos Aires, en Argentine (Jrivell  / Licence CC).
Photo panoramique n°1 : « L’incrédulité de Saint-Thomas », tableau de Caravage (vers 1603).


Notes:

  1. − « Je doute, donc je pense ; je pense, donc je suis », René Descartes, Discours de la méthode, 1637.
  2. − NDLR : Lire la tribune libre de Jacques Testart, Pourquoi et comment être « critique de science » ?, 16 février 2015.
  3. − André Bellon, « Science sans critique n’est que ruine de la pensée », La jaune et la rouge, août-septembre 2015.
  4. − NDLR : Lire la tribune libre de Joël Decarsin, Impasse de la technoscience, 29 septembre 2015.
  5. − NDLR : Lire le texte de Geneviève Azam, Dominique Bourg et Jacques Testart, Subordonner les technosciences à l’éthique, 15 février 2017.
  6. − NDLR : Lire la tribune libre de Sylvie Catellin, L’imagination au laboratoire !, 1er décembre 2017.
  7. − Monsanto aurait, pour légitimer l’absence de nocivité du glyphosate, utilisé la célébrité de scientifiques en leur faisant signer des études complaisantes rédigées par ses propres employés. NDLR : Voir la rencontre avec Gilles-Eric Séralini et Bénédicte Bonzi : OGM : du labo à l’assiette, 21 janvier 2018.
  8. − NDLR : Lire la tribune libre de Didier Harpagès, L’économie est-elle une science ?, 18 mai 2015.
  9. − Il s’agit du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, généralement appelé « prix Nobel d’économie ».
  10. − Pierre Cahuc et André Zylberberg, Le négationnisme économique : et comment s’en débarrasser ?, Flammarion, 2017.
  11. − NDLR : Lire la tribune libre de Daniel Cérézuelle, Pour en finir avec le dogme de l’Immaculée Conception de la science, 10 janvier 2017.
  12. − Georges Canguilhem, Idéologie et Rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, Vrin, 1977.
  13. − NDLR : Lire la tribune libre de Simon Charbonneau, L’empire idéologique des chiffres, 27 août 2016.
  14. − Alain Supiot, L’esprit de Philadelphie, La justice sociale face au marché total, Seuil, 2010.
  15. − Publié au printemps 1986 par la revue Social Text.
  16. − Le CERN (Conseil Européen pour la Recherche Nucléaire) est un organisme intergouvernemental et non fédéral qui est d’ailleurs situé en Suisse.
  17. − Normalien supérieur, docteur en physique, professeur émérite de l’université de Nice. Il fut directeur de programme au Collège international de philosophie de 2001 à 20o7. NDLR : Lire notre « Grand Entretien » avec Jean-Marc Lévy-Leblond, « Il n’y a pas de maîtrise démocratique de la science », 19 décembre 2015.
  18. − A Ajaccio en 2013.
  19. − Nicolas de Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Paris, Flammarion, 1988.
  20. − Voir, par exemple, Stephen Kellert, Helen Longino et Kenneth Waters dans Scientific pluralism, University of Minnesota Press, 2006.
  21. − NDLR : Lire notre article : Edgar Morin pense les mots de l’humanité, 20 janvier 2018.